A quel moment tes handicaps sont-ils apparus ? Comment as-tu fait pour résoudre tes problèmes d’accessibilité ?
J’ai perdu la vue entre 9 et 10 ans et l’audition vers 18-19 ans. Je n’ai jamais eu de réponse sur l’origine. A priori, il s’agirait d’une maladie génétique mais habituellement, nous perdons l’audition en premier, puis la vue. Par conséquent, cette hypothèse n’a jamais été confirmée.
On s’est rendu compte de ma perte de vue dès la maternelle. J’arrivais à voir les gros caractères en maternelle, mais l’institutrice a repéré que j’avais des difficultés lorsque je devais écrire mon nom. Ainsi, j’ai commencé l’apprentissage du braille en arrivant en primaire. J’arrivais encore à voir, je pouvais me déplacer et être autonome mais le braille était devenu l’option la plus simple au niveau de ma scolarité et de mon accessibilité.
Enfant, j’ai appris la lecture et l’écriture du braille sur papier. L’apprentissage du braille est devenu très intuitif, surtout lorsqu’on l’apprend tôt. Les formes sont moins variées, ça se rapproche d’un dessin. On avait des machines similaires aux machines à écrire mais bien plus bruyantes. On n’utilisait pas de matériel informatique, c’était trop cher, peu répandu et on ne souhaitait pas le donner à de jeunes enfants. Le système de clavier en braille a commencé à s’imposer au collège.
Peux-tu nous parler de ton parcours scolaire ?
J’étais dans des écoles spécialisées de la primaire au collège pour apprendre à lire et écrire le braille, ainsi que pour me familiariser avec le système informatique. Au milieu des années collèges, je suis parti en intégration dans un collège dit de quartier. Je suis resté dans des structures dites classiques pour le reste de mes études. J’ai obtenu mon baccalauréat ES (économique et social) en 2006. J’avais des ambitions littéraires, je voulais travailler en journalisme. J’ai donc intégré une licence en lettres modernes. Dès la première année, je me suis rendu compte que je n’étais pas très bon et que mes aspirations journalistiques avaient disparu. Je me suis ensuite réorienté en informatique en intégrant un IUT à Vélizy, puis une école d’ingénieur spécialisée dans l’informatique. Je suis entré en 3ème année et j’ai terminé mon cursus avec une alternance.
Après cela, je suis parti aux Etats-Unis pour faire un second master, celui-ci spécialisé dans l’éducation. Je voulais obtenir plus d’informations sur l’enseignement et la psychologie d’apprentissage des enfants. La technologie était plus présente aux Etats-Unis qu'en France à cette époque. On se demandait comment l’informatique pouvait favoriser l’accessibilité aux enfants handicapés ou non. Comment elle pouvait simplifier l’apprentissage et également les problèmes qu'elle posait. Savoir si c’était une bonne idée d’exposer les enfants à celle-ci, à partir de quel âge et pour quel enseignement. Si oui dans quel contexte et comment. Avant de rencontrer mes problèmes d’audition, je souhaitais travailler dans l’enseignement avec les enfants. A mon retour en France, j’ai décidé de me tourner vers le développement informatique.
Comment as-tu découvert le monde du développement informatique ?
J’ai découvert le monde du développement informatique en commençant la programmation comme un hobby au lycée. Ça s'est fait par la lecture de tutoriels sur internet et des livres. Beaucoup de sujets m’intéressaient à l’époque. Je cherchais beaucoup de choses et surtout des sujets accessibles, l’informatique est alors apparue. Je pouvais apprendre à programmer sans rencontrer de souci d’accessibilité.
Par ailleurs, l’informatique m’aidait à participer aux cours de manière “classique”, j’étais dans un environnement dit standard avec des élèves sans handicap. Je me suis aperçu que je pouvais faire bien plus de choses que ce que j’envisageais grâce à l’informatique et en dépit des difficultés.
Lorsque je me suis aperçu que je ne voulais pas continuer en lettres modernes, je me suis demandé ce que je voulais faire. C’est alors que j’ai envisagé l’informatique comme une profession. L’apprentissage de la programmation a l’avantage d’être assez autodidacte. Mon ambition était de dépasser ce que je pouvais apprendre en cours.
Il n’était pas nécessaire d’investir dans un système informatique particulier. Il suffit d’avoir un logiciel capable d’envoyer les informations au clavier braille. Il y a un coût mais pas aussi terrible que d’acheter du matériel spécialisé.
Qu’en est-il de tes expériences professionnelles ? A quel point tes handicaps ont-ils été des obstacles ?
En 2011, j’ai effectué ma dernière année d’école d’ingénieur en alternance. J’ai trouvé cette entreprise spécialisée dans le contenu digital pour l’éducation. Je les connaissais car j’avais assisté à un cours sur un langage de programmation avec eux à l'école.
Je pense que comme toutes entreprises, ils avaient des préjugés quant à mes capacités en développement informatique et d’adaptabilité. C’est la partie la plus difficile : arriver dans un endroit et attaquer les préjugés. Lors des premiers entretiens, je ne parlais pas de mes handicaps. C’était un peu offensif comme méthode, j’ai changé par la suite. Il faut être dans la situation où on peut prouver qu’on est capable malgré le handicap justement. Une fois dans cette situation, les préjugés tombent.
Le fait de travailler dans une entreprise d’éducation technologique grâce à des contenus digitaux m’a permis de me rendre compte que j’aimais voir l’impact positif que mon travail pouvait avoir sur les utilisateurs.
Ensuite j’ai effectué plusieurs missions en tant que conseiller en accessibilité et développeur informatique. Les entreprises me demandaient des rapports afin de trouver des solutions aux enjeux d’accessibilité qu’elles rencontraient. Mes rapports étaient spécialisés pour les personnes qui avaient des handicaps ou des difficultés d’accessibilité visuelle et/ou auditive. Il existe bien d’autres problèmes d’accessibilité mais je ne suis pas qualifié pour les évaluer.
Grâce à mes handicaps, j’ai senti que je pouvais contribuer efficacement et positivement dans ce domaine. A mon tour, j’ai pu aider des personnes handicapées en facilitant leur travail et leur intégration. J’ai permis aux entreprises de trouver des solutions afin de ne pas exclure des personnes à cause de problèmes d’accessibilité. J’ai pu transformer mes handicaps en force.
Parfois c’est éprouvant, c’est un poids à porter. En plus de tes handicaps, tu essaies de faciliter la vie d’autres personnes. Mais en aidant les autres à surmonter leurs difficultés, tu leur permets de se développer. Ainsi, à leur tour, ils pourront aider d’autres personnes handicapées. On ne peut pas améliorer un handicap, cependant on peut trouver des solutions pour faciliter la vie quotidienne, aussi bien professionnelle que personnelle.
J’ai rejoint Meilleurs Agents en juillet 2021 en tant que développeur informatique. J’ai la chance de pouvoir continuer à développer mes compétences techniques. Mais surtout l’opportunité de réapprendre à communiquer. Pendant plusieurs années entre 2014 et 2018, j’avais perdu tellement d’audition que je n’étais plus capable de participer à des conversations. Il n’y avait pas de système pour traduire la parole en texte. Désormais, je dispose d’un système d’abstraction, il s’agit d’un logiciel intermédiaire qui permet de créer des sous-titres lorsqu’une personne parle et qui envoie cette information à mon clavier braille. Je peux de nouveau comprendre oralement ce qu’on me dit et engager un échange.
Que dirais-tu à d’autres personnes ayant les mêmes handicaps ?
Beaucoup de personnes qui ont perdu la vue vont te dire qu’ils ne veulent pas que leur handicap soit une barrière à leur carrière. C’est un débat constant entre ce que nous pouvons faire et ce que nous voulons faire. Nous n’avons pas la possibilité de mettre le handicap de côté, je ne sais pas s’il faut dire aux autres personnes de le regarder en face ou non. Selon moi, il ne faut pas ignorer nos handicaps, tu auras évidemment plus ou moins d’efforts à fournir selon tes ambitions. Mais l’essentiel est de trouver sa motivation, il faut savoir ce qui nous motive/anime. La motivation devient alors une force qui permet de s’adapter à diverses situations et de trouver des solutions aux difficultés rencontrées. La motivation ne permet pas d’améliorer le handicap mais elle te donne plusieurs cartes en main pour réussir.
Le témoignage de Vincent nous montre que les handicaps poussent les personnes à faire des concessions quant à leurs choix de vie. Néanmoins, il nous prouve également qu’il est possible de trouver sa voie et de s’y épanouir. Le monde de l’informatique présente plusieurs atouts en termes d’accessibilité, aussi bien pour les développeurs que pour les SRE (Site Reliability Engineer), sachant qu’il est possible de passer de l’un à l’autre.